« …Vous n’êtes qu’une bande d’incapables ! Je veux voir mon frère, MAINTENANT ! » « Mademoiselle Jones, je… » « Vous quoi ? Je vous rassure, je connais le refrain. Vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour accéder à ma requête, vous comprenez ce que je ressens, bla bla bla… Alors maintenant, gardez votre baratin pour ceux que ça intéresse et bougez-vous les miches ! » « Vous êtes en colère, et c’est normal ! » « Normal ? Le co... Le corps de mon frère a été... retrouvé… » Sa voix se met à trembler. Son regard se voile de tristesse. Les mots qu'elle refusait d'affronter sortent de sa bouche. Et pour la première fois, sa carapace se fendille. Je ne peux qu’imaginer sa douleur alors que j’imagine perdre mon propre frère. Je repense au corps du siens, retrouvé quelques jours plus tôt dans les forêts, déchiqueté. Bien sûr, en tant que chasseur, je devinais aisément ce qui lui était arrivé. [...] Le jeune homme, à peine plus âgé que mon propre frère n’avait pas pu voir sa vie être épargnée. Il avait été retrouvé au petit matin, mort. [...] La famille avait refusé de croire à l’histoire qu’on leur avait offerte. L’instinct surement. Ils savaient qu’on leur mentait. Ils savaient qu’on leur cachait quelque chose. Alors elle était venue en ville. Elle avait voulu en avoir le cœur net. Voir par elle-même. La dépouille de son frère, avant qu’on ne selle son cercueil. Elle avait voulu voir ce qu’on lui cachait. Mais cela nous était impossible. Le corps était bien trop mutilé. Elle semblait trop innocente, trop fragile, malgré les airs qu’elle se donnait. Elle ne supporterait pas de le voir dans cet état-là. Je pouvais le voir dans ses yeux, voir qu’elle espérait plus, qu’elle était venu pour qu’on lui dise qu’on s’était trompé et que son frère était en vie, que ce n’était pas lui qu’on avait retrouvé dans les bois ce matin-là. Mais cette vérité-là, elle ne l’entendrait jamais. « Je suis désolé ! » « Non !... Non, non, non !! »

Si elle est venue à Blackwood, c'est avant tout pour comprendre ce qui était réellement arrivé à son frère. Elle voulait des réponses, ne pouvant se satisfaire d'une banale attaque d'animaux sauvages. Mais, rapidement, elle s'est attachée à cette ville, à ses habitants, au charme de la nature environnante, et surtout à Nathanaël, sous le charme duquel elle est très rapidement tombée. Le coup de foudre, elle n'y avait jamais cru, jusqu'à ce jour, dans le commissariat, quand son regard a croisé le siens. Elle avait bien lu dans ses yeux qu'il lui mentait, qu'il n'y croyait pas, lui non plus, à ces histoires de loups attaquant un homme au point de réduire son corps à de simples membres empilés... Elle avait voulu savoir la vérité. Elle avait tout fait pour qu'il lui dise ce qu'il tenait tant à garder secret. Alors, elle avait accepté les rendez-vous qu'il lui avait donné. Elle avait posé des questions. Et il avait fini par répondre. Il avait voulu lui expliquer, tout lui dire. Mais, elle n'y avait pas cru. Elle l'avait traité de menteur, l'avait giflé même. Puis, elle s'était résolu à croire que les loups vivant dans la région étaient bien plus violent que n'importe où ailleurs. Alors, ils n'en avaient plus jamais reparlé. Des wendigos. Des légendes. Des livres écrits par l’ancêtre de nate. Ni de ce qu'il faisait la nuit, quand il partait, un lance-flamme à bord de son pick-up... Cela lui avait suffit. Vivre dans un mensonge par omission. Elle savait. Mais jamais, oh grand jamais elle ne voulait penser que son frère ait pu croiser la route d'une créature aussi terrifiante. Alors, elle avait fait semblant de ne pas savoir, et le temps s'était écoulé...

« Avec cet anneau, je t'épouse, avec mon corps, je t'honore, et je partage avec toi tous mes biens terrestres. » Son sourire. Son regard. Son visage. Le reste du monde disparait. Je vois se lèvres bouger. J’entends les paroles qui s’en échappent, et je sais que mon cœur en comprend le sens. Mais mon esprit divague, trop heureux que ce jour soit enfin arrivé. « …par le don et l'acceptation de l'anneau, et par l'union de leurs mains, je les déclare époux et épouse ! » Son sourire. Son regard empli d’étoiles. Je sais qu’elle est la seule que j’aimerais. Pour toujours et à jamais. « Vous pouvez embrasser la mariée ! » Ses bras qui entourent mes épaules alors que mes mains se posent sur sa taille, sous une nuée d’applaudissement. Et nos lèvres qui se scellent dans une étreinte passionnée.


« Toutes mes félicitations, votre fils est magnifique ! » Je dégage une mèche de cheveux de son front couvert de transpiration. L’accouchement avait pris plusieurs heures. Mais, je pouvais lire dans ses yeux qu’elle avait déjà oubliés la douleur et les larmes. Elle avait déjà oublié combien elle avait souffert pour le faire venir au monde. Car déjà son regard s’était posé sur lui alors que l’infirmière marchait vers nous. Elle avait tendu les bras vers lui, ses yeux illuminés d’étoiles et d’amour. Un fils. Notre fils. Elle l’avait alors pris dans ses bras, une larme de bonheur glissant sur sa joue. Elle l’avait serré contre elle, son visage s’illuminant d’une joie nouvelle. La douleur n’existait plus. La fatigue non plus. Elle avait alors levé les yeux vers moi, emplie de fierté, et avait simplement prononcé son prénom « Gabriel Copeland Jones ! »

Un soir, il n'était pas rentré. Elle s'était réveillée seule dans le lit conjugal. Il n'était rentré que dans la matinée. Il n'avait pas donné d'explication. Elle n'avait pas posé de questions. C'était un contrat tacite entre eux... Mais, elle avait fini par s'inquiéter. Par douter. Par se poser des questions. De celles qu'une épouse se pose quand son mari ne la regarde plus, lorsqu'il ne la touche plus. Il fuyait son regard, sa présence, la maison. Il fumait de plus en plus, s'était mis à boire. Alors, elle s'était résignée à poser la question...  

« Nate ? » Assis dans l’immense fauteuil du salon, un verre à la main, j’observe les premières feuilles tomber à travers la fenêtre. « Nathanaël ?! » Bien sûr que je l’entends, mais je ne veux pas la regarder. Je sais que, si je la regarde, je risque de m’écrouler, de laisser tomber cette carapace qui a fait de moi l’homme que je suis, et de ne plus jamais m’en relever. « Je veux savoir ce qu’il se passe ! Je veux que tu me parles. » Je porte le verre à mes lèvres, et en avale une gorgée. C’est fou ce que je peux détester cette putain de boisson. « Pourquoi tu ne me réponds pas ?! Pourquoi tu m'ignores?! Nate !! » Ma main tremble. Légèrement. Mes doigts se crispent sur le verre, et le liquide marron tressaillit. « Je veux savoir ce qui s’est passé ? Tu nous ignores depuis… Depuis quelques jours, et j’ai besoin de savoir pourquoi. Gabriel non plus ne comprend pas. Tu as refusé de jouer avec lui ce matin et… » « Laisses-moi. » Sa seule réponse est un hoquet de stupeur. Puis le silence. Et enfin, sa voix qui s'élève à nouveau. « Je suis ta femme. Tu n'as pas à me parler comme tu viens de le faire, tu n'as pas le droit de me traiter comme si je n'existais pas. Tes enfants et moi, nous méritons ton respect, de la considération et… » « Tu sais quoi? T'as raison! » Je repose le verre sur la table basse, avant de me lever. Lentement, je relève les yeux vers elle. Alors, pour la première fois, je lis de la peur et de la tristesse dans son regard. Comme si elle savait ce que je m’apprêtais à dire, ce que je m’apprêtais à faire. « Les enfants et toi, vous serez surement mieux sans moi. » « Non. Nous sommes une famille, ta place est ici, avec nous. » « Il n'y a plus de nous. Je vais aller vivre chez mon frère pendant quelques jours, tu devrais retourner chez ta mère! Elle sera heureuse de voir ses petits enfants. » « Mais, c'est de toi dont ils ont besoin! » Un soupir, et je passe à coté d'elle. Sans une excuse. Sans une explication. La porte s'ouvre, un courant d'air frais s'engouffre alors que je sors de ma propre maison, le cœur brisé...