Des bruits de pas qui résonnent à l’étage. Un rire cristallin qui rebondit contre les murs. Et puis un décompte, seul éclat de voix qui fuse dans la maison. «
Dix… Neuf… Huit… » Toujours des bruits de pas, qui se précipitent. Et puis des rires, encore et toujours. Signe que la maison est habitée par des enfants joyeux. «
Non c’est ma cachette, va t-en trouver une autre ! » qu’un gamin vocifère, alors qu’il est caché derrière un rideau opaque. Un grondement contrarié s’échappe de la bouche de la fillette, qui, après un haussement d’épaules, repart en courant à la recherche d’une autre cachette. «
Sept… Six… Cinq… Quatre… » La gamine s’arrête dans une pièce, son regard scrute les alentours à la recherche de la cachette du siècle. Le temps presse, si elle ne trouve pas maintenant, elle va se faire découvrir en premier. Et elle ne veut pas être découverte en premier. Parce qu’elle n’aime pas compter. Elle préfère se cacher. Une bassine à linge traîne par terre, ce qui donne une idée à la gamine qui se jette dessous. C’est la petite dernière de la fillette, et du haut de ses cinq ans elle n’est pas bien grande. «
Trois… Deux… Un… Prêts ou pas j’arrive ! » Les rires se tarissent, ne laissant dans la maison qu’un profond silence. Rythmé par les bruits de pas de Joshua, un des grands frères de la gamine. Il passe près de sa cachette, s’arrête un long moment dans la pièce. La gamine retient son souffle, retenant difficilement un rire de fuser d’entre ses lèvres. Et puis Joshua repart, sans l’avoir vu. Daisy, elle a un grand sourire qui se peint sur son visage, ravie qu’il ne l’ait pas trouvé et qu’elle ne compte pas. «
Trouvé Donovan, tes pieds dépassent de sous le rideau ! » Daisy jubile sous sa bassine. Son deuxième frère, l’avant-dernier de la famille, s’est fait prendre. Il voulait absolument la cachette derrière les rideaux, et il s’est fait prendre. Bien fait pour lui ! Daisy discerne les vociférations de Donovan, mais ne comprend pas ses paroles. Elle comprend juste qu’il est frustré de s’être fait coincé. «
Trouvée Elyssa, derrière le canapé quel manque d'originalité ! » Au tour de la sœur ainée de se faire découvrir. Ne reste donc plus que Daisy et Ashley, la jumelle de Joshua dans la course. Après de longues minutes, la voix de Joshua résonne. «
Trouvée Ashley, tu es sous la couette ! » Daisy est aux anges, sa cachette est décidément la meilleure. «
Daisy… Où te caches-tu petite chipie ? » Joshua cherche depuis un petit moment déjà, sans succès. Ses frères et sœurs se sont aussi mis à chercher, et sont dans la même impasse. Ils finissent par se retrouver dans la salle de bain où est cachée Daisy. La petite, n’en pouvant plus de les voir chercher en vain, laisse échapper un gloussement, qui trahit sa position. Un silence s’installe par la suite, puis brusquement la bassine se soulève, la faisant sursauter. «
Trouvée Daisy, bien joué le coup de la bassine ! » Joshua la soulève pour l’envoyer dans les airs, tandis que la gamine éclate de rire tout en tendant ses petits poings vers le haut en signe de victoire. Elle colle ses lèvres contre la joue de son grand frère et lui donne un baiser sonore, avant de vociférer. «
Encore, encore ! » Et tandis que Donovan, dans un rire, se retourne pour compter, la gamine disparaît dans la maison, les rires continuant à résonner dans les murs bien après qu’elle soit sortie de la pièce. Elle aime sa famille Daisy. Elle aime ses quatre frères et sœurs, ses parents, la vie qu’elle a ici, à Blackwood. Elle aime jouer, aussi. Et elle espère que ça durera toujours.
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Un craquement de branches. Le brame d’un cerf qui s’enfuit. «
Tu as entendu ? » clame Ashley, d’une voix qui trahit son manque d’assurance. Daisy pose son index sur ses lèvres, lui indiquant de se taire, tandis que son regard scrute les alentours. C’est étrange, cette sensation qui l’enveloppe. Comme si c’était tout son être qui lui criait de faire attention, qu’un danger était proche. Trop proche. Et qu’il fallait fuir. Le plus vite et le plus loin possible. Daisy, elle fait peut-être la plus grosse erreur de sa vie, ce jour funeste, en décidant de ne pas écouter son instinct. «
Surement un prédateur qui a fait peur au cerf. Viens, la clairière n’est plus très loin maintenant. » Et sans un mot de plus, les deux sœurs reprennent leur route. Elles ont marché toute la journée dans la montagne de Blackwood, et Daisy doit bien avouer qu’une bonne nuit de repos n’est pas de refus. Alors elle accélère le pas, histoire de ne pas arriver après la tombée de la nuit sur le lieu de leur campement. Elles marchent comme ça dix bonnes minutes, avant qu’un cri déchire le ciel et fasse s’envoler des oiseaux paniqués. «
Et ça, c’était quoi ? C’est pas un animal Daisy… » souffle Ashley, sur ses gardes. La cadette doit bien l’avouer, ce cri là, il lui a donné froid dans le dos. «
Tu veux que ce soit quoi ? » qu’elle gronde, presque énervée par la réflexion de son ainée. Elle sait qu’Ashley a raison, que ce cri n’a rien d’animal. Ni rien d’humain d’ailleurs. Mais elle préfère s’emporter contre sa sœur plutôt que d’admettre l’horrible vérité. «
Je… Je ne sais pas. On devrait rentrer, tu ne penses pas ? » La peur se lit sur le visage d’Ashley, et cette dernière se transmet à Daisy. Ashley a raison, une fois de plus. «
Mais la nuit va bientôt tomber… » qu’elle murmure, partagée entre son envie irrépressible de rentrer à la maison, et la crainte de devoir refaire tout le chemin inverse alors que la nuit est tombée et qu’il y a quelque chose qui rode dans les bois. «
Dépêchons-nous alors. Il y a une auberge à deux heures de marche, on trouvera refuge là-bas jusqu’au lever du soleil. » Daisy acquiesce sans ajouter quoi que ce soit, et la décision est prise de rebrousser chemin. Les deux sœurs accélèrent le pas, avançant en petites foulées. Plus vite elles seront au chalet, plus vite elles seront en sécurité. Soudain, un nouveau craquement de branche les fait sursauter, les faisant s’arrêter net. «
C’était tout prêt… » Trop prêt. Juste derrière elles. Une ombre passe dans leur dos. Une ombre trop grande pour être vraie. Trop rapide pour être humaine. «
COURS ! » hurle alors Ashley, poussant Daisy devant elle. Le chaos s’installe, tandis que les deux sœurs prennent leurs jambes à leur cou. Les bruits dans leur dos leur indiquent qu’elles sont suivies. Qu’elles sont pistées. Qu’elles sont en danger. Alors Daisy elle court, jusqu’à en perdre haleine, jusqu’à ne plus sentir ses jambes, jusqu’à avoir l’impression que son cœur va imploser dans sa poitrine. Elle court, les doigts entremêlés dans ceux de sa sœur. Jusqu’à ce que Daisy se prenne les pieds dans une branche. Jusqu’à ce qu’elle s’écrase lourdement dans la neige. Leurs mains se lâchent, et Ashley stoppe sa course pour revenir à son niveau. «
Vite Daisy, elle est toute proche ! » La créature. La chose. Le monstre. Mais il est déjà trop tard. Quoi que ce soit, ça fond sur Ashley. Ça l’entraine dans la pénombre. Y’a que les cris de panique d’Ashley qui résonnent dans les bois. Et puis il y a ce bruit. Cet atroce craquement. Et le silence. «
Ashley ? » Daisy se redresse péniblement, scrute les alentours. Elle y voit pas grand-chose, parce que y’a les larmes qui inondent ses joues rosies par le froid. Il n’y a rien. Aucune trace de sa sœur. «
ASHLEY ! » Elle sait qu’elle n’est plus en vie. Que l’effroyable bruit qui a coupé court aux gémissements de sa sœur était fatal. Mais pourtant, Daisy, elle peut pas admettre qu’elle l’a perdu. Qu’elle est morte. Alors elle cherche, toujours, dans la forêt. Elle l’appelle, longtemps. Mais y’a que le cri de la créature qui lui répond. Qui la fait sursauter. Et qui la fait prendre la décision de tout abandonner, et de s’enfuir. Elle laisse son sac à dos à même la neige, car il la gêne dans sa course. La panique fait qu’elle court toujours tout droit, sans qu’elle ne sache où elle est. Perdue, désorientée, traumatisée. Sans s’en rendre compte, Daisy court droit dans un fossé. Quand elle s'en rend compte, elle s'arrête net, peinant à garder son équilibre pour ne pas tomber. Elle a même pas le temps de trouver un autre chemin que déjà elle sent une présence dans son dos. Puis bientôt quelque chose qui lui attrape l'épaule. Daisy pousse un hurlement, tente de se dégager tant bien que mal. Finalement elle trébuche, bascule dans le fossé, percute à plusieurs reprises des pierres et des troncs d’arbres. Elle entend des craquements partout dans son corps, ressent une douleur flamboyante qui lui vrille sa vision. Pour finir y a sa tête qui percute un rocher. Et tout devient noir.
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Radius brisé. Fracture ouverte du tibia. Commission cérébrale. Sévère hypothermie. Voilà le diagnostique lancé par un urgentiste lorsqu’elle pénètre dans le sas des urgences. C’est une miraculé, compte tenu de la gravité de ses blessures et du temps qu’elle a passé dans le froid. Le corps de sa sœur a été retrouvé plusieurs jours plus tard. En lambeaux. Personne n’a pu identifier son corps tant il était mutilé, seules ses empreintes dentaires réussissant à dévoiler la vérité. Raison de plus, aux vues du carnage, de penser que Daisy est revenue de loin. Qu’elle a connu là-bas un véritable enfer. Que c’est une battante, parce qu’elle a lutté pour rester en vie. Pour vivre. Alors qu’elle ouvre péniblement les yeux après plusieurs jours plongée dans un coma artificiel, Daisy a la surprise de découvrir les murs d’un hôpital autour d’elle. Elle met plusieurs minutes avant de réaliser le pourquoi elle est ici. De se souvenir. Auparavant très calme, elle se met subitement à paniquer. A suffoquer. «
Ashley, Ashley ! Où est Ashley ? » qu’elle vocifère autour d’elle, arrachant d’un coup sec l’aiguille servant à la perfuser. Elle tente de lever de son lit, de marcher jusqu’à la porte. Mais son corps la rappelle à l’ordre, et une douleur lui vrille la jambe. Son champ de vision se trouble, elle perd l’équilibre et s’écrase lourdement au sol. Les larmes dévalent le long de ses joues, à mesure qu’elle se souvient. Qu’elle sait. «
Ashley… » qu’elle appelle désespérément, son corps étant secouer de soubresauts dus aux larmes. Une personne ouvre la porte, s’agenouille à ses côtés. Elle ne le reconnait pas tout de suite. Pas avant de croiser son regard. «
Joshua. » qu’elle murmure dans un souffle, soulagée de le voir à ses côtés. Son grand frère, qu’elle croyait être aux Etats-Unis, et qui se retrouve finalement à Blackwood. Comme avant. Deux autres ombres se faufilent dans la pièce. «
Donovan. Elyssa. » Ses autres frère et sœur. Elle veut leur sourire, leur dire qu’elle est contente de les voir avec elle. Il ne manque plus qu’Ashley. Et là c’est la claque, le coup de poignard. L’amertume qui inonde sa bouche la fait grimacer, lui donne la nausée. Elle vomit sur sa casaque, fond en larmes de plus belle. «
Ashley… » qu’elle répète, inlassablement. Ils ont la mine grave. Ils la dévisagent. Leur silence est révélateur. Ashley a disparu. Ashley ne reviendra pas. Ashley est morte. Joshua et Donovan l’aide à se relever, l’allonge dans son lit. Ils s’observent, se concertent en silence. Ne savent visiblement pas comment aborder le sujet. Finalement, Joshua se lance. «
Daisy, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » qu’il demande. Trop abruptement. Avec trop de rudesse. La colère se lit clairement dans le timbre de sa voix, et il semble s’en rendre compte car il affiche un regard désolé. Devant le silence de Daisy, Elyssa prend la parole. «
Elles se sont fait attaquer par un animal Josh. » L’explication phare. Celle que l’on dit lorsqu’on ne sait pas. Lorsque l’on est face à une impasse. Face à une réalité trop inimaginable à assimiler. «
C’était pas un loup Elyssa. » Joshua n’y croit pas. Comme personne d’ailleurs. Les lésions sur le corps d’Elyssa, ou encore les cicatrices sur le corps de Daisy l’attestent. Ce ne peut pas être un loup. Mais qu’est-ce que c’est, alors ? Les regards se tournent vers Daisy, qui préfère faire semblant de ne pas les voir. Elle ne veut pas se rappeler. Elle veut oublier. «
Un ours alors. Qu’importe, elles ont été attaquées par un animal. » Il y a de la tension dans l’air, ce qui fait frémir la gamine. Elle n’aime pas quand ses frères et sœurs se disputent. «
C’était pas un ours. » qu’elle finit par avouer à demi-mots, mettant fin à la querelle entre Joshua et Elyssa. Un silence de plomb les enveloppe, tandis qu’ils attendent qu’elle complète ses paroles. Qu’elle s’explique. Daisy prend son temps, partagée entre sa peur de se souvenir, et la culpabilité de ne pas répondre à leurs attentes. «
Ni un loup. » qu’elle souffle, le regard toujours porté sur le bout de ses doigts, qu’elle emmêle et entremêle en quête d’apaisement. Elle se mord l’intérieur des joues, se demande si elle doit en parler ou pas. Pendant un instant, elle décide de ne rien dire de plus. Mais elle se rend compte qu’elle en a trop dit. Qu’elle doit aller jusqu’au bout de sa pensée. Elle leur doit bien ça. Pour Ashley. Alors elle prend une grande inspiration, et elle se lance. «
C’était pas un animal Josh. C’était un monstre. » Et elle insiste bien sur le mot « monstre ». Le soupire d’Elyssa résonne dans la pièce, lourd de significations. Elle ne la croit pas. Comme beaucoup par la suite. Joshua, lui, est plus perplexe. «
Faut la laisser tranquille, tu vois bien qu’elle n’a pas l’esprit clair. » Une phrase qui peine Daisy, les sanglots reprenant de plus bel. Ils ne la croient pas. Et pourtant elle sait ce qu’elle a vu. Certes, elle n’a pas vu ce que c’était. Mais elle sait ce que ce n’était pas. Un animal, en l’occurrence. C’était trop gros, trop humanoïde, trop… Quoi que ce soit, en tout cas, c’était terrifiant. Et dangereux.